luni, 11 iulie 2011

Éros et Agapè chez Rousseau


   Dans la  lettre (I, 23) apparaît une suggestion psychologique aussi séduisante qu’originale. L’imagination affective peuple la nature de la présence de l’être aimé ; l’amour triomphe ainsi de la séparation. Le second paragraphe est le plus banal : les idées et la rhétorique envahissent le lyrisme. Mais quelle tendresse, que de grâce et de délicatesse dans le premier paragraphe. Rousseau est ici dans son élément : l’amour pour lui n’est-il pas avant tout rêve d’amour, amour d’absence ?
,, Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d’être admirés, que faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliée de votre ami? Julie oubliée! Ne m’oublierais-je pas plutôt moi-même? Et que pourrais-je être un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous?
   Je n’ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre existence comme selon l’état de mon âme. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la vôtre, et cherche des consolations aux lieux où vous êtes ; c’est ce que j’éprouvais en vous quittant. Quand j’ai du plaisir, je n’en saurais jouir seul et pour le partager avec vous je vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m’est arrivé durant toute cette course, où, la diversité des objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisais partout avec moi. Tous les arbres que je rencontrais vous prêtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siège. Tantôt, assis à vos côtés, je vous aidais à parcourir des yeux les objets ; tantôt à vos genoux j’en contemplais un plus digne des regards d’un homme sensible. Rencontrais-je un pas difficile, je vous le voyais franchir avec la légèreté d’un faon qui bondit après sa mère. Tout me rappelait à vous dans ce séjour paisible ; et les touchants attraits de la nature, et l’inaltérable pureté de l’air, et les mœurs simples des habitants, et leur sagesse égale et sûre, et l’aimable pudeur du sexe, et ses innocents grâces, et tout ce qui frappait agréablement mes yeux et mon cœur leur peignait celle qu’ils cherchent.’’
   Par quoi cette lettre pourrait-elle attirer l’attention des élèves?
  Il est à observer que l’absence de l’être aimé est refaite par la mémoire. Toutes les choses font rappeler à l’amoureux les traits physiques et moraux de l’être aimé.
   Saint-Preux se promène avec extase dans ces lieux et refait l’image de Julie. Il pose des questions et il répond lui-même à ces questions. Julie est partout : dans la nature, dans l’âme de Saint-Preux, dans sa mémoire. Cette image devient obsessive. Quand le personnage est triste, il se refugie auprès de l’image de l’amoureuse et il cherche la consolation aux lieux où elle se trouve. Quand l’amoureux éprouve du plaisir, il veut le partager avec Julie. L’image de l’amoureuse est refaite à l’aide de la mémoire. La nature semble acquérir les traits charmants de Julie.
,, Tous les arbres que je rencontrais (...) vous servaient de siège”.
  A ce point, on peut discuter un peu avec le élèves comment est peint l’amour de la nature dans le roman. Le cadre du roman sera le lac de Genève et les montagnes du Valais. Il est facile à remarquer que Rousseau ne cherche jamais les notations sûrement pittoresques : ce qui l’intéresse, c’est l’influence de la nature sur l’âme, ce sont les harmonies, les mystérieuses correspondances qui unissent le paysage aux sentiments.
   Les élèves peuvent remarquer également que l’amour de la nature dans ce roman se traduit par l’éloge de la vie champêtre opposée aux tracas, aux mensonges et aux vaines ambitions de la vie urbaine. Il ne s’agit point de revenir à l’état sauvage, ni marcher à quatre pattes, mais on peut trouver le bonheur dans une existence champêtre saine et utile. Il est à observer que Saint-Preux se sentait meilleur et apaisé dans les montagnes du Valais, de même la petite société de Clarens donne l’exemple de la vertu, de l’égalité, des bien faisances, des tâches quotidiennes gaîment accomplies. Mais je  vais rester avec la discussion sur l’amour de la nature à ce point. Ce qui intéresse, le plus dans ce chapitre c’est la façon d`un débat avec le titre : L’amour en diverses époques littéraires. Pour ce qui est de la période qui précède Rousseau, on l’avait fait avant lui, des romans courtois à l’abbé Prévost en passant par Racine et Madame de La Fayette.
Les élèves doivent rechercher quelques particularités de l’amour avant Rousseau. Dans les Romans courtois il y avait des règles de l’amour bien précises. La passion n’était pas avouée, elle restait sublimée dans l’âme de l’amoureux Manon Lescaut présente l’histoire d’un être dégradé par la passion. Pour ce qui est de Racine, la passion reste coupable ; elle est une pulsion purement charnelle. Dans La Princesse de Clèves, cette passion reste plus proche de la vertu.
Ce n’est pas ma tache d’approfondir cette recherche l’amour pendant les périodes avant Rousseau, mais j’ai effleuré un peu ce point qui reste d’ailleurs intéressant par ce qu’il offre comme discussion littéraire. Rousseau vient  avec une innovation. Cette innovation réside dans le désir de concilier la passion et la vertu. Au siècle classique et janséniste une réprobation morale implacable pèse sur la passion. Les élèves peuvent facilement observer cette chose.
  Manon Lescaut est encore l’histoire d’un être dégradé. Dans la Nouvelle Héloïse, l’amour de Julie et de Saint-Preux est bien un amour interdit, mais il n’abaisse pas les cœurs qu’il enflamme, tout au contraire. L’auteur en vient même à nous suggérer un lien indissoluble entre passion et vertu : l’une est l’autre sont les formes d’une même sensibilité. Seuls les êtres passionnés peuvent chérir vraiment la vertu : Julie ,, était faite pour connaître et goûter tous les plaisirs, et longtemps elle n’aima si chèrement la vertu même que comme la plus douce des voluptés”.
Cependant une évolution s’opère au cours du roman : les deux héros combattent leur passion au nom de la vertu dont ils ont retrouvé le véritable sens. Julie préfère la mort au risque de succomber à la tentation.
  Je dois préciser aux élèves les choses suivantes : répondant parfaitement au goût du public, préparé par Prévost ou Richardson, ce récit pathétique et minutieux d’une passion brûlante et impossible cristallise toutes les aspirations sentimentales d’une époque. Plaisir de l’émotion, des élans vertueux, attirance pour la pureté, goût de la nature, cris de la passion absolue délices de l’imagination chimérique : tout ce qui peut, comme par instinct réveiller les élans du cœur, trouve la place dans ce roman.
  La Nouvelle Héloïse a donc pris sa source dans l’expérience intime et vécue de Rousseau. Cela peut attirer l’attention des élèves. Ils pourront goûter plus la lecture de ce roman. Une partie du succès de l’œuvre s’explique dans cette impression d’authenticité : les lecteurs croyaient avoir en main une vraie correspondance ou, tout au moins, un récit autobiographique. Outre l’analyse de l’amour et l’éloge de la vie proche de la nature, elle propose un jugement réfléchi sur l’existence mondaine et laisse entrevoir un remède au malheur de l’homme social en imaginant une petite communauté champêtre, égalitaire et vertueuse. Toute la ferveur sentimentale et tout l’idéal philosophique de Rousseau sont ici réunis. Les élèves peuvent observer que La Nouvelle Héloïse est un roman par lettre, comme le18e siècle en offre de nombreux exemples. La technique choisie permet généralement une certaine souplesse à l’intrigue qui laisse la place à un recueil de choses vues, en multipliant les sujets et, plus encore, les points de vue.
   Pourquoi un roman par lettres?
  Chez Rousseau, la lettre exprime, au contraire, le retentissement immédiat du sentiment vécu ou sa réactualisation lyrique par le souvenir. Cela dégage un jeu malicieux et intellectuel, permettant à l’auteur de révéler la duplicité des personnages ; le système des lettres déclenche ici le récit d’une vérité immédiate, subjective, passionnée. Le mécanisme littéraire auquel Rousseau parvient est le suivant : l’énoncé fait revivre et perpétue l’émotion du rédacteur, avant de réveiller chez le destinataire un écho affectif, une sensation, un émoi qui vont le conduire à écrire à son tour la tension ou le bonheur suscités en  lui par la lettre reçue.
   Rousseau obtient ainsi une analyse du sentiment qui n’a rien de théorique ou d’extérieur: la passion est saisie en son élan contagieux, dans l’intensité de la crise, avec le lyrisme ardent et musical du transport.
   Je peux discuter avec les élèves de quelle sorte est la passion dans La Nouvelle Héloïse. Il est facile à observer les deux types d’amour dans ce roman. Les sentiments de Saint-Preux au cours du roman sont plutôt érotiques, tandis que les sentiments de Julie sont plus proches de l’Agapè chrétien. Par l’analyse de quelque lettre de Julie et de Saint-Preux je vais observer ces deux types d’amour: amour érotique, ou Éros et amour chrétien, ou Agapè. L’étude de Denis de Rougemont L’amour et l’Occident[1]   développe amplement l’idée de ces deux types d’amour.
   A ce point de ma recherche il est juste à parler aux élèves de ces deux types d’amour : Eros et Agapè.
  Comment peut-on définir la notion Eros?
   Au point de vue de Denis de Rougemont, quand il parle d’Eros, il rappelle Platon.
  Platon parle d’une sorte de furie ou de délire, qui n’apparaît sans quelque intervention de la divinité : c’est une sorte d’inspiration totalement étrangère, une fascination incertaine à laquelle sont soumis la raison et les sens. Denis de Rougemont appelle ceci  ,, enthousiasme ”, ce qui signifie ,, amour pour Dieu ”, car ce délire provient de la divinité et porte notre élan vers Dieu.
  C’est l’amour platonique : délire divin, folie et suprême raison. Eros signifie l’Aspiration lumineuse, l’élan religieux originaire arrivé à l’extrême intensité, à la suprême demande de pureté, c’est-à-dire à l’Unité. La dialectique de l’Eros introduit dans la vie quelque chose d’étranger aux rythmes de l’attraction sexuelle : un désir qui ne peut s’accomplir ici, que rien ne peut satisfaire, qui repousse même la tentation de s’accomplir dans ce monde. Il s’agit d’un dépassement infini, de l’élévation de l’homme vers son Dieu. Et cette voie est sans retour.
  Les élèves peuvent facilement percevoir dans les sentiments de Saint-Preux envers Julie, cet élan, ce délire divin, cette folie, cette aspiration lumineuse, une sorte d’élan religieux originaire arrivé à l’extrême intensité, à la suprême demande de pureté. Même si Saint-Preux aime avec passion, passion ayant une certaine pulsion sexuelle, il n’arrête pas de proclamer que son amour envers Julie est sublime, platonique. Il admire les attraits physiques de Julie, mais il n’ose jamais arriver plus loin dans son sentiment d’attraction envers elle. C’est pour cela qu’il réprime souvent son plaisir de goûter à son amour physique. Julie reste pour lui un être idéal, terrestre, qui existe dans le monde, mais elle est une personne à laquelle il ne peut aboutir ; elle reste pour lui une femme idéale, lointaine à laquelle il ne peut arriver.
   A l’amour érotique de Saint-Preux, s’oppose l’amour chrétien, l’Agapè de Julie. Julie se sent elle aussi attiré par Saint-Preux, mais elle n’oublie jamais qu’elle est épouse d’un autre et mère de ses enfants.
   Julie signifie l’épreuve de l’amour Agapè, chrétien. Et les élèves doivent comprendre les différences entre l’amour Eros et l’amour Agapè. Pour l’amour Agapè le nouveau symbole ne reste pas la passion, mais le mariage entre Jésus et l’Eglise. L’amour humain souffre une transformation. Tandis que les mystiques païennes sublimaient l’amour, la mystique chrétienne l’élève par l’acte du mariage. Et c’est ce que Julie ressent pour son époux, pour sa famille: un amour Agapè, un amour chrétien.     Il s’agit d’un amour heureux-en dépit des pièges. L’amour Agapè ne cherche pas une union hors de la vie. Dieu est au ciel, et toi, sur la terre. Notre destin se décide dans ce monde. Et Julie choisit cette façon d’aimer. Elle renonce aux délices de l’amour pour son amant, Saint-Preux, et elle dédie sa vie à l’amour chrétien pour son époux et pour sa famille. Dieu cherche Julie. L’amour pour Dieu est plus fort que son amour pour Saint-Preux. Les idées mises par ce roman méritent être développées et suscitent même des problèmes philosophiques et religieux, mais ce n’est pas ici le lieu de les discuter.


[1] Denis de Rougemont, Dragostea si Occidentul, Ed. Didactica si Pedagogica Bucuresti, 1976

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